Alain Badiou |
1. Le «non» –Oxi– massif du peuple grec ne
signifie pas un refus de l’Europe. Il signifie un refus de l’Europe des
banquiers, de la dette infinie et du capitalisme
mondialisé.
3. Que ceci se passe en Grèce, et non, comme il serait normal, partout ailleurs en Europe, indique que la «gauche» européenne est en état de coma dépassé. François Hollande ? La social-démocratie allemande ? Le PSOE espagnol ? Le Pasok grec ? Les travaillistes anglais ? Tous ces partis sont désormais, de façon ouverte, des gestionnaires du capitalisme mondialisé. Il n’y a pas, il n’y a plus de «gauche» européenne. Il y a un petit espoir, encore peu clair, du côté de formations politiques tout à fait nouvelles, liées au mouvement de masse contre la dette et l’austérité, à savoir Podemos en Espagne et Syriza en Grèce. Les premiers, au demeurant, refusent la distinction entre «gauche» et «droite». Je la refuse aussi. Elle appartient au vieux monde de la politique parlementaire, qui doit être détruit.
4. La victoire tactique du gouvernement Tsípras est un encouragement
pour toutes les propositions nouvelles dans le champ politique. Le
système parlementaire et ses partis de gouvernement sont en crise endémique
depuis des décennies, depuis les années 80. Que Syriza remporte en Grèce
des succès, même provisoires, fait partie en Europe de ce que j’ai appelé «le
réveil de l’Histoire». Cela ne peut qu’aider Podemos, et tout ce qui viendra,
ensuite et ailleurs, sur les ruines de la démocratie parlementaire
classique.
5. Cependant, la situation en Grèce reste à mon avis très difficile,
très fragile. C’est maintenant que commencent les vraies difficultés. Il
se peut, au vu du succès tactique référendaire, qui les met quand même en
position d’accusés historiques, que les Merkel, Hollande et autres fondés de
pouvoir du capital européen modifient leurs exigences. Mais il faut agir sans
trop les regarder. Le point crucial, désormais, est de savoir si le vote pour
le «non» va se prolonger en puissant mouvement populaire, soutenant et /
ou exerçant de vives pressions sur le gouvernement lui-même.
6. A cet égard, comment juger aujourd’hui le gouvernement Tsípras ? Il
a décidé il y a cinq mois de commencer par la négociation. Il a voulu gagner du temps. Il a voulu pouvoir
dire qu’il avait tout fait pour parvenir à un accord. J’aurais préféré
qu’il commence autrement : par un appel immédiat à une mobilisation
populaire massive, prolongée, engageant des millions de gens, sur le mot
d’ordre central d’abolition complète de la dette. Et aussi par une lutte
intense contre les spéculateurs, la corruption, les riches qui ne paient
pas d’impôt, les armateurs, l’Eglise… Mais je ne suis pas grec, et
je ne veux pas donner des leçons. Je ne sais pas si une action aussi
centrée sur la mobilisation populaire, une action en quelque sorte plutôt
dictatoriale, était possible. Pour le moment, après cinq mois de
gouvernement Tsípras, il y a ce référendum victorieux, et la
situation reste complètement ouverte. C’est déjà beaucoup.
7. Je
continue à penser que le coup idéologique le plus dur qu’on puisse porter
au système européen actuel est représenté par le mot d’ordre d’effacement total
de la dette grecque, dette spéculative dont le peuple grec est
parfaitement innocent. Objectivement,
cet effacement est possible : beaucoup d’économistes, qui ne sont pas
du tout des révolutionnaires, pensent qu’il faut que l’Europe annule la
dette grecque. Mais la politique est subjective, en quoi elle est
différente de l’économie pure. Les gouvernements veulent absolument empêcher
une victoire de Syriza sur ce point. Après cette victoire, il y aurait Podemos,
après peut-être d’autres actions populaires vigoureuses dans de grands pays
européens. Aussi, les gouvernements, poussés par les lobbys financiers, veulent
punir Syriza, punir le peuple grec, plutôt que de régler le problème de la dette.
Pour punir ceux qui veulent cette punition, le défaut de paiement reste la
meilleure procédure, quels qu’en soient les risques. L’Argentine l’a pratiqué
il y a quelques années, elle n’en est pas morte, loin de là.
8. On agite
partout, à propos de la Grèce, la question d’une «sortie» de l’Europe. Mais en
vérité, ce sont les réactionnaires européens qui brandissent cette question. Ce
sont eux qui font du «Grexit» une menace imminente. Ils veulent ainsi effrayer
les gens. La ligne juste, qui est jusqu’à présent celle de Syriza comme celle
de Podemos, est de dire : «Nous restons dans l’Europe. Nous voulons seulement, comme c’est notre
droit, changer les règles de cette Europe. Nous voulons qu’elle cesse
d’être une courroie de transmission entre le capitalisme libéral mondialisé et
l’entretien de la souffrance des peuples. Nous voulons une Europe
réellement libre et populaire.» C’est aux réactionnaires de dire ce qu’ils
pensent là-dessus. S’ils veulent chasser la Grèce, qu’ils essaient ! Sur ce point, la balle est dans
leur camp.
9. A l’arrière-plan, on sent des peurs géopolitiques. Et si
la Grèce se tournait vers d’autres que vers les pères et mères fouettards
européens ? Alors, je dirai
ceci : tous les gouvernements européens ont une politique extérieure indépendante.
Ils cultivent des amitiés tout à fait cyniques, comme Hollande pour
l’Arabie saoudite. Contre les pressions auxquelles elle est soumise,
la Grèce peut et doit avoir une politique tout aussi libre. Puisque les
réactionnaires européens veulent punir le peuple grec, celui-ci a le droit de
chercher des appuis extérieurs, pour diminuer ou empêcher les effets de cette
punition. La Grèce peut et doit se tourner vers la Russie, vers les
pays des Balkans, vers la Chine, vers le Brésil, et même vers l’ancien ennemi
historique, la Turquie.
10. Mais
quels que puissent être ces recours, la situation en Grèce sera tranchée par
les Grecs eux-mêmes. Le principe du primat des causes internes s’applique à
cette situation. Or, les risques sont d’autant plus considérables que
Syriza n’est au pouvoir que formellement. Déjà, on le sait, on le sent, de vieilles forces politiques intriguent
dans la coulisse. Outre que le pouvoir d’Etat, acquis dans des conditions
régulières, et non révolutionnaires, est très rapidement corrupteur, on peut
évidemment poser des questions classiques : est-ce que Syriza contrôle
complètement la police, l’armée, la justice, l’oligarchie économique et
financière ? Certainement pas. L’ennemi intérieur existe encore, il est presque
intact, il reste puissant, et il est soutenu dans l’ombre par les ennemis
extérieurs, y compris la bureaucratie européenne et les gouvernements
réactionnaires. Le mouvement populaire et ses organisations de base
doivent constamment surveiller les actes du gouvernement. Encore une
fois, le «non» du référendum ne sera une vraie force que s’il est prolongé
par de très fortes manifestations indépendantes.
11. Une aide
internationale populaire, manifestante, médiatisée, incessante, devra appuyer
de toutes ses forces la possible levée grecque. Aujourd’hui, je rappelle
que 10 % de la population mondiale possède 86 % des richesses disponibles.
L’oligarchie capitaliste mondiale est très restreinte, très concentrée, très
organisée. Face à elle, les peuples dispersés, sans unité politique, enfermés
dans les frontières nationales, resteront faibles et presque impuissants. Tout
aujourd’hui se joue au niveau mondial. Transformer la cause grecque en une
cause internationale à très forte valeur symbolique est une nécessité, donc un
devoir.
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