Florent Jouffret | Le « procès sans sujet » est un
concept central du travail philosophique d’Althusser, probablement un des plus
contesté, et à ce titre, il mérite une attention soutenue. Althusser lui-même
expliquait qu’il « a tout ce qu’il
faut pour heurter les « évidences » du sens commun »[1].
Quelle est son actualité ? Il s’agit à mon
sens d’une actualité paradoxale : la pensée d’Althusser est aujourd’hui
d’autant plus oubliée, on pourrait dire d’autant plus ensevelie (rejoignant
dans les faits l’analyse qu’Althusser lui-même faisait de destinées de la
pensée de Spinoza) [2], qu’elle n’a peut-être jamais été
aussi indispensable. En effet, la Doxa contemporaine semble par bien des côtés, être à l’exact opposé
de la pensée d’Althusser, à l’heure de la glorification de quelque
« expansion du moi » subjectiviste [3].
À la critique althussérienne du sujet libre et souverain a répondu un retour puissant de la thématique de la conscience et de l’ « acteur », parfois compris comme un véritable démiurge, non seulement de lui-même, de son « image » auprès des autres sujets, mais de la réalité extérieure à lui. De ce fait, l’idée même d’un déterminisme social s’appliquant à une classe, au sens statistique du terme, de sujets semble relever dans certains discours d’une objectivation injurieuse du sujet contemporain dans sa liberté aux accents stirnériens[4].
La doxa actuelle du « tous différents », voire du « tous chacun pour soi », crée en effet quelque chose de véritablement incommensurable entre chaque subjectivité, comprise comme une monade de l’Unique repliée sur elle-même. Il semble que pour notre époque intellectuelle, à l’heure du triomphe discursif de l’atomisme psychologique, « je » ne saurait en aucun cas « être un autre ».
À la critique althussérienne du sujet libre et souverain a répondu un retour puissant de la thématique de la conscience et de l’ « acteur », parfois compris comme un véritable démiurge, non seulement de lui-même, de son « image » auprès des autres sujets, mais de la réalité extérieure à lui. De ce fait, l’idée même d’un déterminisme social s’appliquant à une classe, au sens statistique du terme, de sujets semble relever dans certains discours d’une objectivation injurieuse du sujet contemporain dans sa liberté aux accents stirnériens[4].
La doxa actuelle du « tous différents », voire du « tous chacun pour soi », crée en effet quelque chose de véritablement incommensurable entre chaque subjectivité, comprise comme une monade de l’Unique repliée sur elle-même. Il semble que pour notre époque intellectuelle, à l’heure du triomphe discursif de l’atomisme psychologique, « je » ne saurait en aucun cas « être un autre ».
De plus la distinction
entre science –ou connaissance vérifiée[5]- et
idéologie semble incongrue à ce que l’on a pu appeler un
« relativisme hyperbolique » actuel, pour lequel la notion
de vérité objective devient un non-sens, poussant parfois la pente
jusqu’au solipsisme. Le relativisme le plus conséquent ne prétend-il pas en effet
que la réalité extérieure à l’individu n’existe que par la perception qu’en a
ce dernier[6]? Enfin le scepticisme depuis longtemps
grandissant sur les vastes systèmes théoriques, au premier rang desquels le
marxisme et le structuralisme, ont amené une valorisation sans cesse
grandissante du « vécu » et de l’intentionnalité individuelle et
phénoménologique, au détriment de la recherche de structures inapparentes au
sujet psychologique.
Or cet oubli a peut-être
un prix, celui de l’égarement dans le domaine de la compréhension des
phénomènes historiques larges. Ce recul d’une raison historique et de ses
concepts permettant de poser de manière opératoire le problème de
l’interprétation de vastes séquences historiques, s’est en effet fait, on l’a
depuis longtemps noté, au prix d’un « éclatement » empiriste des
analyses savantes, n’ayant parfois finalement plus grand-chose d’essentiel à
dire à un public large. En effet, comment comprendre l’histoire comme un simple
mouvement brownien des molécules sociales que constitueraient les sujets
transparents à eux-mêmes ? Et ce jusqu’au risque même d’un retour à
quelques « sens de l’Histoire » pré-modernes, voire mythologiques,
dans le discours courant. Ainsi il est apparu à des observateurs récents que le
regain actuel, si vif, du conspirationisme n’est peut-être pas sans rapports
avec l’effacement des systèmes théoriques aspirant à une compréhension des
structures sociales et politiques et ferait ainsi écho à l’envahissement du
thème du sujet plaçant la subjectivité
consciente au centre de l’analyse sociale, au risque de toutes les
projections fantasmagoriques[7].
En effet, si les
métarécits du progrès et de la révolution sont bien moribonds, le pari selon
lequel la lucidité critique d’un pur scepticisme de type empirique/pragmatique
permettrait au sujet contemporain d’éviter la rechute dans quelque
nouvelle idéologie est, il faut bien le constater, perdu. Mais
est-ce là si surprenant ? On a en effet depuis longtemps noté comment le
scepticisme est intenable comme aboutissement philosophique.
Ce dernier risque d’aboutir, par un paradoxe apparent, à la rechute dans
de nouvelles mythologies, à la fascination pour le fascinus. De ce point de vue le retour actuel de la pensée de
Maurice Barrès semble hautement symptomatique. Il n’est ainsi pas
indifférent de noter que chez ce dernier la dissolution du moi autrefois
divinisé (le « Culte du moi »)
dans la « totalité » nationale se fait de pair avec le primat du
sentiment sur la raison dans la découverte d’une « identité » qui se
fait sous l’imago des ancêtres
(la « voix des ancêtres »),
du pays (« La Terre et les Morts »)
dont le sujet n’est plus alors qu’un prolongement organique. Le culte du moi se
dissout dans l’imagerie identificatoire du nous (« l’individu s’abîme pour se retrouver dans la
famille, la race, la nation”). Le besoin de sens du sujet appelle,
aujourd’hui comme hier, à la servitude volontaire vis-à-vis de quelque
signifiant-maître.
D’où l’intérêt d’essayer
de dégager ce qu’Althusser a pu apporter d’essentiel en termes, non pas de
« philosophie de l’Histoire » au sens pré-marxiste du terme, mais
disons de contribution à une épistémologie marxiste de l’histoire. Je vais
donc tenter dans ce texte de dégager quelques éléments de ce qui me semble
caractériser chez Althusser l’idée de « procès sans sujet », en tant qu’il est un concept central dans
son travail philosophique. Pour ce faire je vais centrer ici mon
analyse sur l’influence structuraliste qui mène Althusser à un refus de la
conception classique du sujet et à la conception de l’histoire comme processus
sans sujet, c'est-à-dire, pour l’essentiel, inconscient.
I / Althusser, Marx et la critique des « robinsonnades »
L’intervention
philosophique de Louis Althusser s’est inaugurée dans une première moitié de la
décennie 1960 marquée par la montée en puissance du paradigme structuraliste
dans des sciences humaines en profonde mutation. Par-delà l’appellation assez
vague de « structuralisme », il y a, me semble-t-il, une unité
théorique réelle, celle de la critique de la catégorie traditionnelle du sujet.
Ainsi la pensée d’Althusser s’est-elle construite dans un échange d’idées avec
le séminaire d’histoire de la pensée scientifique de Georges Canguilhem, celui
consacré à la psychanalyse de Jacques Lacan, et le travail anthropologique de
Claude Lévi-Strauss. Cette inspiration structuraliste va incontestablement
influencer Louis Althusser, le menant à un « retour à Marx », soit
une lecture de Marx portant la marque du paradigme structuraliste.
Pour Althusser le refus
chez Marx des « robinsonnades »,
c'est-à-dire les conceptions plaçant l’individu comme atome et réalité première
de la société a en effet une valeur centrale. Il marquerait la rupture, « coupure épistémologique »
d’avec la philosophie du XVIIIe siècle, celle de Hobbes et toute la tradition
du droit naturel, de même que sa déclinaison économique avec Smith et Ricardo.
De fait, comme le note Althusser, Marx reprend dans le célèbre passage
de l’Introduction générale à la Critique de l’économie
politique (1859) la critique que Rousseau a faite à Hobbes: « Rousseau dit à Hobbes, et d’une
manière générale à tous les philosophes du droit naturel, qu’ils ont feint
d’imaginer un être qui ne soit que nature, alors qu’en réalité ils ont projeté
dans l’état de nature les structures même de l’état de société »[8].
Ainsi dans le texte de
Marx : « Aux prophètes du
XVIIIe siècle – qui portent sur leurs épaules tout Smith et tout Ricardo-
il [l’individu moderne] apparaît comme un idéal dont ils situaient
l’existence dans le passé. Pour eux, il était non un aboutissement historique,
mais le point de départ de l’histoire. C’est que, d’après l’idée qu’ils se
faisaient de la nature humaine, l’individu est conforme à la nature en tant
qu’être issu de la nature et non en tant que fruit de l’histoire »[9].
Contre cette robinsonnade mythique, Marx conclut : « Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu –par suite
l’individu producteur également- apparaît comme un être dépendant, partie d’un
ensemble plus grand : tout d’abord et de façon toute naturelle dans la
famille et dans le clan qui n’est qu’une famille élargie ; plus tard, dans
les communautés de formes diverses, issues de l’antagonisme et de la fusion des
clans »[10]. Il y a là un point de vue remarquablement lucide
sur les formes d’existence des sociétés traditionnelles, préfigurant les
travaux d’Engels sur l’Origine de la famille, de la propriété privée et de
l’Etat (1884) sur l’analyse des formes de famille large, si neuve à son
époque, qui enserrent étroitement l’individu. Mais même en ce qui concerne
l’individu moderne de la société bourgeoise du XVIIIe siècle, où les « différentes formes de connexion
sociale se présentent à l’individu comme un simple moyen de parvenir à ses fins
personnelles, comme une nécessité extérieure », il est en réalité le fruit
d’une époque « où les rapports sociaux … ont atteint leur plus grand
développement »[11].
De cette critique de
Marx, on peut en effet sans doute généraliser le propos : le point faible
-et aveugle- d’une pensée donnant le primat aux individus sur les rapports
sociaux est non seulement de dissoudre ces derniers, mais aussi d’être un mode de pensée a-historique. Ce qui ne
pouvait que heurter de front la pensée de Marx, fondamentalement marquée par la
philosophie hégélienne concevant l’histoire aussi bien que les systèmes sociaux
ou économiques comme des processus,
devant être pensés dans la complexité de systèmes non-clos et irrémédiablement
dynamiques, car contradictoires. La notion centrale de processus, par son
objectivisme, permet alors de penser la contradiction comme catégorie centrale
de l’analyse sociale et individuelle. Ce n’est en effet qu’à partir du moment
où l’on constate une vérité objective que l’on peut ensuite constater des
tendances contradictoires au sein de
la société ou des sujets. Le subjectivisme de son côté nous semble mener par
une pente logique vers un irénisme que l’on pourrait qualifier de « moniste » : les
représentations sont tendanciellement ramenées vers une unité, une « identité » du sujet ou de la
société. Il faut au contraire un effort considérable de volonté, intellectuelle
et morale, pour constater unedivision fondamentale entre la perception
immédiate et une vérité objective, pour confronter la première à la seconde,
ainsi qu’aux règles de la logique[12].
Marx n’avance-t-il pas de
son côté que « toute la science serait superflue si l’apparence et
l’essence des choses se confondaient »[13] ?
Dans cette optique, la vérité scientifique ne se juge pas à l’expérience
quotidienne purement empirique ; la démarche scientifique a précisément pour
but de dévoiler, dans un effort sans cesse renouvelé, l’essence dissimulée
par l’apparence. Claude Lévi-Strauss l’avait ainsi exprimé de manière
éloquente : « la réalité vraie
n’est jamais la plus manifeste » et
« la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu’il met à se
dérober »[14].
Plus, le refus de
l’idée d’existence de la société en tant que réalité objective risque d’amener
une méconnaissance renforcée du sujet par lui-même, ignorant les déterminismes
idéologiques exercés sur ce dernier, travestis en « choix »
personnels. La violence symbolique de l’imposition sociale de
la norme sur le sujet contemporain par les diverses idéologies, les
discours dominants, est plus qu’à son tour ignorée comme telle, et même
intégrée et reproduite, avec les conséquences politiques qui en sont
inséparables.
Dans cette perspective,
il devient alors impossible de penser l’existence et les mécanismes
d’une pensée qui soit à la fois collective et inconsciente. Autrement dit
ce que Claude Lévi-Strauss a joliment appelé la « pensée sauvage », une pensée sociale et inconsciente
(pour l’essentiel), mais qui n’en est pas moins tout à fait structurée par
divers schèmes conceptuels, divers mécanismes d’oppositions de concepts (ainsi
les couples antagonistes et complémentaires du type masculin/féminin,
nature/culture, terrestre/céleste, diachronie/synchronie, etc.)[15].
Pour le fondateur de l’anthropologie structurale, en effet, les « phénomènes fondamentaux de la vie de
l’esprit » se situent « à l’étage de la pensée
inconsciente ». Ainsi l’inconscient est-il « le terme médiateur entre moi et autrui ». En effet, il nous
met « en coïncidence avec des formes d’activité qui sont à la
fois nôtres etautres, conditions de toutes les vies mentales de tous
les hommes et de tous les temps »[16].
Au-delà de la
phénoménologie individuelle il importe donc pour Althusser lecteur de Marx
d’analyser de manière rigoureuse les structures sociales et mentales
sous-jacentes.
II / La critique althussérienne de la catégorie classique du sujet
Ainsi Louis Althusser
affirme-t-il avec force et à de nombreuses reprises le thème du primat des
rapports sociaux sur les individus chez Marx. Et de fait on trouve l’idée de ce
primat à de nombreuses reprises chez l’auteur du Capital, ainsi dans l’Introduction générale à la critique de
l’économie politique: « La société ne se compose pas d’individus.
Elle exprime la somme des rapports et des conditions dans lesquelles se
trouvent ces individus les uns vis à vis des autres »[17].
Althusser reprendra cette formule à plusieurs reprises, notamment dans
sa Soutenance d’Amiens : « Je
maintiens que Marx n’a pu fonder la science de l’histoire et écrire Le
Capital qu’à la condition de rompre avec la prétention théorique de tout
humanisme de ce genre. Contre toute l’idéologie bourgeoise, pénétrée
d’humanisme, Marx déclare : … « Ma
méthode analytique ne part pas de l’homme, mais de la période économique
donnée » (Notes sur Wagner) »[18].
Enfin, ce qui est peut être l’idée centrale : « il est très important de voir pourquoi Marx considère alors les
hommes uniquement comme « supports » d’un rapport, ou
« porteurs » d’une fonction dans le procès de production, déterminé
par le rapport de production »[19].
La référence qu’a en tête
Althusser est probablement un passage de la Préface de la première édition
du Capital (1867) où Marx
s’explique sur la place du sujet dans l’économie capitaliste et dans sa
propre analyse économique. Il explique qu’il ne peint pas en rose le
capitaliste et le propriétaire foncier, mais qu’il « s’agit ici des personnes, qu’autant qu’elles sont
la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et
de rapports de classes déterminés. Mon point de vue, d’après lequel le
développement de la formation économique de la société est assimilable à la
marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre
l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi
qu’il puisse faire pour s’en dégager »[20]. Ce
passage, extrêmement dense, contribue beaucoup à mon sens à la compréhension de
l’approche althussérienne. Il pose que les individus sont, dans l’analyse de
Marx, mais avant tout dans l’économie capitaliste elle-même, la « personnification de catégories
économiques », les supports (ou « porteurs ») de rapports de
classes déterminés. Ce paradigme a, je crois, plusieurs sens qu’il
convient de distinguer dans la densité elliptique du texte.
Au niveau de l’objet
d’analyse, il s’agit d’une affirmation du primat de la structure sociale sur
l’individu dans la pensée de Marx. Ce dernier considère qu’il peut et qu’il
doit étudier le système économique comme une entité réelle, avec ses fonctions
propres, ses structures, ses régularités, ses cycles, ses crises périodiques,
ses lois (au moins tendancielles).On sait en effet que la théorie économique de
Marx a permis de dégager une analyse générale de la marche cyclique et saccadée
du capitalisme à travers l’histoire contemporaine, depuis Le Capital et les recherches de
Kondratiev jusqu’à la théorie des « ondes longues » du capitalisme
d’Ernest Mandel. On pourrait ainsi dire que, de la même manière qu’Emile
Durkheim a fondé la sociologie en tant que discipline scientifique en prenant
congé de la psychologie individuelle immédiate, Marx a fondé sa critique de
l’économie politique classique sur le rejet du paradigme de l’homo
œconomicus comme atome conscient du fonctionnement de lamachinerie
économique, et en considérant cette dernière comme une entité sui generis[21]. On
pourrait ainsi parler de la structure fondamentalement
spiraliforme du processus historique, entremêlant progrès et régressions
dans un complexe étagé et soumis à des cycles longs, qui dépassent de très
loin les différentes subjectivités individuelles.
Plus, dans cette même
préface de la première édition du Capital –
si décisive pour l’étude de la philosophie de Marx - ce dernier insiste très
fortement sur l’opposition nécessaire entre science et idéologie. Les images employées
pour décrire son travail scientifique d’analyse du capitalisme sont toujours
choisies dans le registre des sciences de la nature : ainsi notamment la
méthode du “physicien [qui] pour se rendre compte des procédés de la
nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu’ils se présentent sous la forme la
plus accusée, et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien
il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la
régularité de leur marche”[22]. Le fond de la méthode de Marx dans le Capital consiste à examiner “la forme marchandise du produit du travail”
comme “forme cellulaire économique” du capitalisme, dont l’analyse passe par
l’abstraction scientifique, réalisée avec la minutie déployée par le biologiste
dans “l’anatomie micrologique”[23]. La production de la marchandise comme “structure
élémentaire” de la machinerie économique capitaliste, indéfiniment reproduite,
détermine le reste du processus, y compris les antagonismes sociaux analysés
comme des lois, des “tendances qui se manifestent et se réalisent avec une
nécessité de fer”[24].
Or ce travail scientifique se trouve pour Marx
nécessairement en opposition avec l’idéologie sociale. On pourrait dire
que pour le Marx de la maturité le sujet est un sujet de l’idéologie, si
proche de l’”animal idéologique” analysé par Althusser. Ainsi la comparaison
célèbre du sujet avec Persée, le héros de la mythologie grecque, qui, aux
prises avec la Gorgone du réel, ne peut soutenir la vue de cette dernière. Il
lui faut alors se couvrir d’un nuage pour fuir le réel, se réfugier dans
le fameux “nuage mystique” évoqué plus loin dans le même ouvrage, dans
l’analyse du fétichisme de la marchandise. Le réel-Méduse est insoutenable
pour le sujet humain. En effet, “Persée se couvrait d’un nuage pour poursuivre
les monstres ; nous, pour pouvoir nier l’existence des monstruosités, nous nous
plongeons dans le nuage tout entier, jusqu’aux yeux et aux oreilles”[25].
Comment mieux exprimer l’hétéronomie fondamentale du sujet de l’idéologie
? Le travail scientifique au contraire se donne comme but d’envisager de
manière lucide –autant que faire se peut, pourrait-on ajouter avec une
nécessaire modestie- ce même réel. Ainsi la statistique sociale est-elle
comprise comme un instrument capable de lever le voile, et le “laisser
entrevoir une tête de Méduse”.
Mais il y a plus :
l’affirmation de l’existence de déterminations de l’individu, dans sa
subjectivité, par les structures socio-économiques. Affirmation fondatrice, on
le sait, de la sociologie bourdieusienne : l’individu n’est pas
responsable « de rapports dont il reste socialement la créature, quoi
qu’il puisse faire pour s’en dégager »[26]. De
même on se souvient des formules fondatrices de l’Avant-propos à
la Critique de l’économie politique (1859) : “Dans la production
sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés,
nécessaires, indépendants de leur volonté”. Et, quelques lignes plus bas, la
formule célèbre : “Ce n’est pas la
conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur
existence sociale qui détermine leur conscience” [27]. En
effet, “pas plus qu’on ne peut juger un
individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne peut juger une telle
époque sur la conscience qu’elle a d’elle-même” [28].
Cet axiome prend donc à
contre-pied complet la conception classique de l’individu, sujet social, celui
qui, comme le note Althusser, doit rendre des comptes, le sujet supposé
responsable,relevant d’une liberté personnelle indéterminée pour
qu’il puisse être puni. A la base de cette conception libérale classique, il y
a en effet la conception morale, ainsi chez Kant, d’une supposition nécessaire
de la liberté du sujet, même antinomique avec l’a priori déterministe
nécessaire à une conception scientifique, pour fonder en théorie le droit,
c'est-à-dire la nécessité sociale de la punition[29].
Althusser ne cessera donc d’insister sur le caractère idéologique de la
catégorie du sujet en se fondant notamment sur le fait qu’il s’agit d’une
catégorie centrale dans le droit bourgeois moderne. Le droit, y compris
politique, repose en effet sur l’axiome de la libre association de citoyens
juridiquement égaux, s’associant de leur pleine volonté dans des contrats,
ainsi celui du salariat. De même de la somme de leur avis personnels, par le
suffrage universel, résulte un pouvoir exécutif représentatif du peuple
souverain, etc. De fait, le thème du sujet supposé libre pour pouvoir être puni
a été effectivement développé longuement par Marx dans son chapitre du livre I
du Capital consacré à
l’accumulation primitive, avec son cortège de poor laws anglaises
draconiennes dirigées contre les classes populaires[30]
Cette idée marque le
statut du sujet libre et souverain chez Althusser : celui d’une
« évidence idéologique », dont la fonction est précisément de se
méconnaître en tant qu’idéologie. Rien ne désigne en effet plus clairement ce
statut d’objet discursif social du thème de la « libre
individualité » que son omniprésence spontanée, « forme par
excellence de la domination idéologique » selon la belle expression de
Pierre Macherey[31]. Selon l’analyse célèbre, l’idéologie
interpelle l’individu en sujet, dans lequel ce dernier croit se reconnaître
pour mieux se méconnaître. De ce fait, par un paradoxe étrange, la
modernité fondée philosophiquement sur le doute radical des Méditations
métaphysiques cartésiennes semble parfois s’égarer dans l’affirmation
péremptoire et idéologique du cogito ergo sum. Ce dernier n’est alors plus
compris comme une longue et difficile ascèse du sujet comme tension vers
la vérité, sur le modèle cartésien, mais comme un « donné »,
« naturel », évident car socialement répété. Comme si la pensée
pleine, dé-voilant ce qui est au-delà des apparences trompeuses de la
subjectivité, n’était pas nécessairement le fruit d’un long travail ;
comme si elle pouvait être atteinte en permanence, à volonté, et non dans
une intermittence laborieuse, voire périlleuse.
Althusser me semble ainsi
avoir décelé et mis en lumière une filiation théorique ancienne à cette dérive
dans la philosophie du droit naturel du XVIIIe siècle, dans la mesure où dans
cette dernière les caractéristiques du sujet culturel et social sont
pensées comme « naturelles », « innées », etc.[32] Pour Althusser, rien n’est
donc plus « naturel » chez l’homme qui appartient tout entier au
domaine de la culture. Cette insistance va amener le philosophe de la
rue d’Ulm à définir l’homme comme un être fondamentalement culturel.
III / L’homme, être culturel et langagier
Althusser va alors placer
cette critique en liaison avec le travail psychanalytique de Jacques Lacan et
la pensée de Freud pour explorer la piste de travail des déterminismes
culturels et symboliques pesant sur le sujet. En effet chez Lacan, pour dire
les choses rapidement, le petit être biologique qu’est le jeune enfant ne peut
passer de l’état de nature à l’état de culture que par l’imposition de règles,
celles là mêmes qui caractérisent le monde de la culture humaine, selon
l’analyse fondamentale de Cl. Lévi-Strauss [33].
Dès son plus jeune âge, il est donc enserré dans les réseaux des signifiants,
et ce avant tout par le langage, faisant de lui un « parlêtre » selon
l’expression de Lacan, l’homme existant en tant qu’être socialisé avant tout
par la parole. C’est en effet par la parole que se jouent les jeux de la
reconnaissance sociale dans lesquels le sujet se construit. Le sujet de
l’inconscient est donc assujetti à la loi du signifiant : " un signifiant représente le
sujet pour un autre signifiant ", selon la formule célèbre. Ainsi
cette thématique est-elle développée par Lacan dans son texte de
référenceFonction et champ de la parole et du langage en
psychanalyse (1953) : « l’homme parle donc, mais c’est parce que
le symbole l’a fait homme »[34].
Louis Althusser y voyait
là la base intellectuelle du « décentrement » nécessaire du sujet, et
de l’analyse possible d’une « subjectivité sans subjectivisme » pour
reprendre la belle expression de Pascale Gillot, d’une subjectivité qui, malgré
son indiscutable particularité (dont l’analyse peut relever, selon Freud, d’un
travail « sans fin »), renvoie à l’objectivité d’un discours social.
Dans Psychanalyse et sciences humaines il notait combien la
psychanalyse, dès Freud, a dû pour se constituer en discipline scientifique
tourner le dos à la discipline qui semblait la plus proche, la psychologie,
pour s’ouvrir à des disciplines apparemment plus éloignées, dont
l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie : ainsi le Freud
de Totem et Tabouou de Psychologie des masses et analyse du moi. De
même on sait que Lacan a tiré sa catégorie centrale du symbolique à partir du
travail de Cl. Lévi-Strauss (ainsi, notamment, son article
intitulé L’efficacité symbolique)[35].
Mais il me semble que
cette notion du caractère fondamentalement culturel et langagier de l’individu
était là dès le constat de Marx dans sa critique mordante du « lieu commun
en délire » des robinsonnades, qui n’a pu échapper à Althusser.
Ainsi : « L'homme est, au sens
le plus littéral du terme, un ζώον πολιτικόν [animal politique], il est non seulement un animal social, mais
un animal qui ne peut s'individualiser que dans la société. L’idée
d’une production réalisée par un individu isolé, vivant en dehors de la
société… n’est pas moins absurde que l’idée d’un développement du langage sans
qu’il y ait des individus vivant et parlant ensemble »[36].
De ce point de vue, il
semble que Marx anticipait les analyses du linguiste Emile Benveniste pour
qui le langage est une création fondamentalement sociale de l’homme
en tant qu’espèce. Le langage implique le dialogue et est donc, à ce titre, un
phénomène « holistique » par excellence. On peut ainsi dire que c’est
le langage, en tant que création culturelle de très longue durée, qui
« produit » l’homme comme individu socialisé, puisque ce dernier
n’existe qu’en tant qu’être parlant[37].
Ainsi donc, le langage ne peut être conçu comme un « instrument »
distinct de l’homme comme la pelle ou la pioche pour le travailleur. Au
contraire il lui est consubstantiel et exerce à ce titre un déterminisme
puissant sur ce dernier. Et Emile Benveniste de conclure : « c’est dans et par le langage que
l’homme se constitue comme sujet »[38]. Il
n’y a donc pour ces auteurs aucune « intimité » psychologique qui ne
soit langagière, et par là même, comme Marx l’avait déjà bien compris, sociale.
L’individu ne peut « s'individualiser que dans la société», dans un bain
symbolique et langagier. L’homme est dans ce bain langagier comme un poisson
dans l’eau… c'est-à-dire qu’à en sortir, il ne peut que périr.
Ainsi, pour reprendre le
cheminement althussérien, « c’est
sans doute pourquoi une révolution importante de la pensée de Rousseau dans le
second Discours consiste justement à ne pas penser le problème du
passage de la nature à la société en termes d’individu mais en termes
d’espèce »[39]. Il n’y a ainsi jamais pour Althusser lecteur de
Freud et de Lacan d’antécédence de l’individu par rapport à la société, à la
culture, mais toujours « antécédence de la culture par rapport à
elle-même ». Le langage n’est donc en aucun cas une simple
« superstructure » de la société censément composée de quelque
agrégat d’homo rationalis, un simple instrument utilitariste pour décrire
la réalité extérieure. Il a une réalité propre, lui donnant la valeur d’une
structure exerçant ses déterminations sur les sujets parlants. C’est lui,
en effet, qui véhicule de manière inconsciente les catégories mentales et
intellectuelles qui sont bien souvent utilisées comme jugements a priori,
non critiques, par le sujet. Or ces catégories données a priori par
les représentations collectives sont utilisées comme des catégories
logiques, constituant ainsi la condition de possibilité de tout discours et par
là même leur armature en même temps que leur prison. De ce fait, pour le sujet
de l’idéologie, comme le notait Marcel Mauss à propos de la pensée magique, « les expériences ne sont faites que
pour confirmer [les jugements magiques] et ne réussissent presque
jamais à les infirmer »[40].
Conclusion
Le structuralisme d’Althusser renvoie ainsi peut-être
finalement à un double mouvement de « décentrement » du sujet de
l’idéalisme classique et humaniste. Décentrement « par en bas » si
l’on veut avec Marx et l’idée de détermination du sujet, pensable en tant que
personnification de catégories économiques et sociales, dans le cadre matériel
des rapports de production. Mais aussi, et c’est là sans doute son apport
central, « par en haut », dans le sens où, avec Freud et Lacan, mais
aussi me semble-t-il avec Lévi-Strauss, il reconnaît et analyse un réseau
social symbolique ayant son existence objective propre, à la fois idéelle et
réelle, irréductible à l’infrastructure socio-économique de Marx, mais non
moins contraignante sur l’individu. À notre époque où le paradigme du Sujet a
depuis longtemps été levé comme le drapeau de la lutte contre
la « la pensée 68 », cette lucidité althussérienne
a-t-elle beaucoup de chances d’être entrevue ?
Notes
[1] L.
Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p. 69.
[2] Il est sans doute nécessaire de rappeler ici la filiation directe
qui unit Althusser à Spinoza, avant tout sous le rapport de la critique de la
philosophie du sujet. Ainsi dans l’Ethique (1677) : “les hommes
se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela
seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où
ils sont déterminés ; ce qui constitue donc leur idée de la liberté, c’est
qu’ils ne connaissent aucune cause de leur action”. Spinoza, Ethique,
Paris, GF Flammarion, 1965, p. 109. Voir aussi Engels : “La
liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature,
mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même
de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de
la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et
psychique de l’homme lui-même, - deux classes de lois que nous pouvons séparer
au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la
volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en
connaissance de cause ”. La
liberté est donc pour Engels lecteur de Hegel “l’intellection de la
nécessité”. F. Engels, Anti-Dühring, Paris, Editions sociales,
1977, p. 142 et 143.
[3] De
ce point de vue le discours courant actuel semble, par bien des côtés,
l’héritier de la sophistique de Thrasymaque dans la République de
Platon : la valorisation du succès à tout prix, de l’affirmation de
soi, le rejet de la raison abstraite philosophique, la négation de la notion de
vérité objective. La parole (comme la pensée) n’a alors plus de visée de
vérité, elle vise à l’efficacité pragmatique.
[4] Pierre
Bourdieu a développé sans doute plus que quiconque ce thème : il parlait ainsi
de “l’indignation vertueuse de ceux qui récusent, dans son principe même,
l’effort d’objectivation”, notamment au nom de “l’irréductibilité du “sujet”,
de son immersion dans le temps, qui le voue au changement incessant et à la
singularité”. Toute tentative pour le convertir en objet de science est alors
identifiée “à une sorte d’usurpation d’un attribut divin (Kierkegaard, plus
clair sur ce point que nombre de ses suiveurs, parle, dans son Journal, de
“blasphème”)”. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil,
1997, p. 14.
[5] Le
terme de science a beaucoup été critiqué – et souvent à juste titre. Il
convient en effet sans doute de prendre du champ par rapport à
l’idéologie scientiste qui parfois le sous-tend. De plus, on a souvent noté
combien il a des acceptions différentes dans le domaine des sciences sociales
et celui des sciences de la nature.
[6] Ainsi
Lénine caractérisait l’idéalisme subjectiviste de George Berkeley
avec la formule célèbre : “exister, c’est être perçu”. Lénine, Matérialisme
et empiriocriticisme, in Œuvres, tome 14, Paris, Editions
sociales, 1962, p. 22. Il s’ensuit qu’il n’y alors pas d’existence en dehors
d’une subjectivité qui la perçoit, et donc de critère objectif de réalité. On
en arrive rapidement à l’idée que la notion même de vérité objective, distincte
de l’erreur, de l’illusion, voire du mensonge, est un non-sens. Reste qu’à ce
compte, toute parole, et donc tout raisonnement collectif, deviennent hautement
problématiques, puisqu’ils présupposent comme condition de possibilité
de dire la vérité, c’est à dire une réalité stable, existant indépendamment
des diverses opinions personnelles.
[7] Ainsi déjà
l’historien Richard Hofstadter dans son essai Le Style
paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, Paris,
Bourin Editeur, 2012, constatait qu’à la racine du complotisme étatsunien il y
a l’imaginaire d’un « agent libre, actif, démoniaque, [qui] dirige
– à vrai dire, il fabrique – lui-même la mécanique de l’histoire, ou détourne
son cours normal en direction du mal ». Et il ajoute : « En
ce sens, le paranoïaque se fonde sur une interprétation de l’histoire qui donne
clairement le primat aux individus : les événements importants ne sont pas
appréhendés chez lui comme partie intégrante du cours de l’histoire, mais comme
le produit d’une volonté particulière ».
[8] L. Althusser, Psychanalyse et sciences humaines,
Paris, Librairie Générale Française/IMEC, 1996, p. 92 et 93.
[9] K. Marx, Introduction générale à la Critique de l’économie
politique in Philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 446.
Il y a là, on peut le noter, un procédé récurrent dans l’histoire des
idéologies : pour légitimer leur nouveauté, elles font appel à quelque
« origine » mythifiée dont elles se prétendent les héritières –ou plutôt
les restauratrices.
[10] Ibid.,
p. 446-447.
[11] Ibid.,
p. 447.
[12] Il
y a de ce point de vue-là une violence indubitable de la
recherche de la vérité - malgré Descartes - que Sophocle a mis en scène de
manière classique dans son Œdipe roi. Or, la tendance actuelle à
une sorte de quiétisme incitant à l’immédiateté, peu coûteux en efforts
intellectuels et humains, nous semble d’une importance que l’on ne saurait
sous-estimer. Elle se marque dans des expressions courantes : “profiter”,
“pas de souci”, “lâcher prise”, le refus de la “prise de tête”,
l’injonction au “pragmatisme”, etc. Le malaise n’en est pas moins présent,
bien au contraire. La contradiction niée fait retour dévastateur, aveugle, c'est-à-dire
sous une forme méconnue. La
dimension tragique de l’existence ne saurait être aperçue ; il faut la
recouvrir de voiles divers et variés.
[13] K.
Marx, Le Capital, livre III, Paris, Editions sociales, 1976, p.
852. Marx y critique l’économie politique vulgaire qui “se borne, en fait, à
transposer sur le plan doctrinal, à systématiser les représentations des agents
de la production, prisonniers des rapports de production bourgeois”. Une
telle doxa se “sent tout à fait à l’aise précisément dans
cette apparence aliénée des rapports économiques”. En effet, ces rapports
économiques et sociaux “lui paraissent d’autant plus évidents que leurs
liens internes restent plus dissimulés, tandis que ces rapports sont courants
dans la représentation qu’on s’en fait ordinairement’.
[14] Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, in Œuvres,
Paris, Editions Gallimard, 2008, p. 46.
[15] Voir Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, in Œuvres,
Paris, Editions Gallimard, 2008, de même que les travaux des hellénistes J.-P.
Vernant et M. Detienne, et ceux des l’anthropologues indianistes Ch. Malamoud
et L. Dumont.
[16] Cl. Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, in M.
Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige/PUF, 1997, p. XXXI.
[17] K. Marx, Grundrisse 2, Chapitre du Capital,
Première section, Le procès de production du Capital, trad. fr. R.
Dangeville, Paris, U.G.E., 1968, p. 38 (coll. 10/18).
[18] L.
Althusser, Soutenance d’Amiens in Positions, Paris,
Editions sociales, 1976, p.165.
[19] Ibid.,
p.166.
[20] K.
Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 37.
Dans le même esprit Cl. Lévi-Strauss critiquera chez J.-P.
Sartre « le but inavoué de faire de l’historicité l’ultime
refuge d’un humanisme transcendantal » ; comme si «
renoncer à des moi trop dépourvus de consistance » ne pouvait se faire
qu’au prix d’une nouvelle méconnaissance, dans laquelle les hommes
pourront « retrouver, sur le plan du nous, l’illusion de la
liberté ». Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op.
cit. p. 841.
[21] Voir sur ce point l’analyse d’Engels : « Que doit-on
penser d'une loi qui ne peut se réaliser que par des révolutions
périodiques ? C'est tout simplement une loi naturelle qui repose sur
l'inconscience de ceux qui la subissent ». F. Engels,Esquisse
d’une critique de l’économie politique, Paris, Editions Alia, 1998, p. 41
et 42. Pour Marx le caractère cyclique et
scandé de crises du capitalisme repose précisément sur l’inconscience par la
société de ses propres mécanismes économiques. La nécessité
n’est donc « aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise ». F.
Engels, Anti-Dühring, Paris, Editions sociales, 1977, p. 142 et
143.
[22] K. Marx, Le Capital, Livre I, Paris,
Garnier-Flammarion, 1969, p. 36.
[23] Ibid., p. 35. Lénine insiste beaucoup sur cet aspect dans
ses Cahiers philosophiques, où il parle de la logique duCapital.
Cette analyse part du point de départ de l’être le plus simple, cellule
élémentaire la plus immédiate, la marchandise particulière, pour
ensuite aller vers l’abstraction scientifique des concepts qui
résument l’histoire du capitalisme : Marchandise-argent-capital. La démarche scientifique va donc pour ce dernier de l’apparence
à l’essence en se faisant abstraite. Or l’essence abstraite est du même
ordre d’existence que la loi, c'est-à-dire de ce qui se reproduit
indéfiniment, ainsi le cycle A-M-A’, “formule générale du capital” pour
Marx. Lénine, Cahiers philosophiques, Paris, Editions sociales,
1973, en particulier les p. 304-305.
[24] Le
passage de la Préface expliquant que le but du Capital est de
“dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne”, et que
cette dernière ne peut “ni dépasser d’un saut ni abolir par décret les
phases de son développement naturel” est de ce point de vue aussi
probablement assez instructif (Ibid., p. 37). Voir aussi Durkheim : “Il
n’y a qu’un petit nombre d’esprits qui soient fortement pénétrés de cette idée
que les sociétés sont soumises à des lois nécessaires et constituent un règne
naturel. Il s’ensuit qu’on y croit possibles de véritables miracles”. E.
Durkheim,Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris,
Quadrige/PUF, 2013, p.37.
[25] Ibid.,
p. 37.
[26] Conception
qu’il est intéressant de comparer avec l’humanisme rationaliste-libéral du Marx
de la jeunesse : “ La liberté constitue tellement l’essence de l’Homme
que même ses adversaires la réalisent en en combattant la réalité…” K.
Marx, Rheinische Zeitung : “La liberté de la presse” (mai
1842), cité in L. Althusser, Pour Marx, Paris, Editions
La Découverte, 2005, p. 230.
[27] Karl
Marx, Avant-propos à la Critique de l’économie politique, in Philosophie,
Paris, Gallimard, 1965, p. 488. Il importe sans doute ici de préciser la notion
de déterminisme en sciences humaines tant elle semble souvent confondue avec
celle de mécanisme. Le terme de mécanisme renvoie à une acception
trop simple du déterminisme ; il pourrait être décrit comme le déterminisme
scientifique à son stade premier, ainsi avec la physique mécanique du XVIIe
siècle, la plus simple des sciences de la nature (comparativement à la chimie,
la biologie, la médecine, etc.). Or il est bien certain que l’histoire est une science humaine hautement
complexe. Dans ce
sens le déterminisme mécanique de l’histoire par l’infrastructure
socioéconomique en tant que réductionnisme univoque chez Marx
me semble réellement dépassé. Mais cela ne signifie pas pour autant que
l’infrastructure socioéconomique n’exerce pas un déterminisme puissant en histoire,
loin de là. C’est que ce déterminisme n’est pas unique, puisqu’il faut prendre
en compte de nombreux autres facteurs, superstructurels. On pourra alors parler
de déterminisme complexe, par un faisceau plurifactoriel : ainsi avec le
concept de surdétermination chez Freud, puis Althusser. Il n’en reste pas moins
que la conception déterministe en histoire semble opposée philosophiquement, en
tant que matérialisme rationnel, à la conception idéaliste suivant laquelle
l’histoire est régie par quelque(s) force(s) de nature incréée.
[28] Pour
Lacan « l’équivoque est la loi du signifiant » et,
partant, de la parole. C’est pourquoi un sujet dit toujours plus que ce qu’il
pense dire consciemment, ce que l’interlocuteur manque rarement de noter. Les
symptômes qui forment la trame du sujet de l’inconscient sont des « maladies
qui parlent »… et qui répètent inlassablement la même chose ;
dans le fait du symptôme, l’homme « est parlé », n’est pas
l’agent de sa propre parole. Or, dans le domaine de la société « c’est
en effet bien ce qui se passe : la plupart des gens ne parlent pas, ils
répètent, ce n’est pas tout à fait la même chose. Quand l’homme
ne parle plus, il est parlé ». J. Lacan, Du symbole et de sa fonction religieuse,
in Le mythe individuel du névrosé, Paris, Editions du Seuil, 2007,
p. 70. Voir aussi l’ouvrage fondamental de Victor Klemperer dont l’idée
directrice est bien exprimée par la phrase suivante : « Le nazisme
s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions
isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions
d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ».
V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Editions Albin
Michel, 1996, p. 40.
[29] Voir
ainsi Michaël Foessel dans une tribune intitulée « L’apologie des
complots » (Libération, 3 avril 2015). Si l’on pose comme
axiome premier que la société n’est composée que d’individus, acteurs de
stratégies aux relents machiavéliques, il est logique d’aboutir à l’idée selon
laquelle « la société est faite d’une multitude de conjurations
minuscules ».
[30] Dans
une autre optique, Michel Foucault développera ce thème du « grand
enfermement » contemporain de la modernité libérale. La liberté du sujet
moderne est alors inséparable de dispositifs de pouvoir, de surveillance, et
d’enfermement (Surveiller et punir) enserrant ce dernier. Sur
l’actualité de ce thème, voir Loïc Wacquant, Punishing the Poor: The
Neoliberal Government of Social Insecurity, Duke University Press, 2009.
[31] Voir ainsi sa très stimulante intervention “Lire Althusser”
dans le colloque “Althusser 1965, la découverte du continent histoire”,
Paris, ENS, 6 juin 2015.
[32] Ainsi : « Le
sujet qui est pensé comme l’homme à l’état de nature est représenté comme doué
de tous les attributs, en germes ou développés, qui appartiennent effectivement
à un sujet du monde, de la société, c'est-à-dire à un sujet culturel »
L. Althusser, Psychanalyse et sciences humaines, p. 93.
[33] Ainsi
dans Les Structures élémentaires de la parenté, avant tout dans
l’Introduction (chapitres I et II : « Nature et culture » et
« Le problème de l’inceste »). Cl. Lévi-Strauss, Les
Structures élémentaires de la parenté, Berlin, Mouton de Gruyter, 2002.
[34] Jacques
Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse,
in Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 276. Ce déterminisme
du signifiant et du symbole culturel sur l’individu est l’objet d’études d’une
longue tradition sociologique et anthropologique française, à partir d’Emile
Durkheim et de Marcel Mauss. Ainsi chez ce dernier on trouve les
études sur l’Effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par
la collectivité, les Rapports réels et pratiques de la
psychologie et de la sociologie et Une catégorie de l’esprit
humain : la notion de personne, celle de « moi ».
[35] Cl.
Lévi-Strauss, L’efficacité symbolique, in Anthropologie
structurale, Paris, Plon, 2010.
[36] K.
Marx, Introduction générale à la Critique de l’économie politique in Philosophie,
p. 446. On peut noter qu’ici Marx semble enchaîner et lier trois conceptions ou
définitions de l’homme : animal politique et animal parlant selon les
définitions complémentaires d’Aristote dans ses Politiques, celles
de la polis grecque, et le « tool making animal »
du capitalisme industriel. Il est de ce point de vue regrettable
que la tradition marxiste ultérieure n’ait souvent retenu que la troisième des
définitions au détriment des deux premières.
[37] E.
Benveniste, De la subjectivité dans le langage, in Problèmes
de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966. Une anecdote
historique permettra peut-être d’illustrer le propos. L’empereur Frédéric II
Hohenstaufen tenta au début du XIIIe siècle l’expérience de faire élever deux
enfants sans la moindre parole, en quête de la révélation d’un langage
« naturel ». Les deux
enfants moururent.
[38] Ibid.,
p. 259.
[39] L. Althusser, Psychanalyse et sciences humaines, p.
93.
[40] M.
Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, in Sociologie
et anthropologie, Paris, Quadrige/PUF, 1997, p. 117. Voir aussi
l’analyse fondatrice de l’article “Quelques formes primitives de
classifications” montrant le caractère social et inconscient des catégories
mentales.
http://www.marxau21.fr/ |