- Avec l’aimable accord de l’éditeur, nous publions l’introduction et la table des matières de cet ouvrage
économique et sociale. Il s’agit en outre de prendre en considération la visée politique et critique des artistes qui la revendiquent, sans la plaquer de l’extérieur sur leurs œuvres.
Foto: Isabelle Garo |
À ces exigences s’ajoute bien sûr la prise en compte de la
situation même de l’art et de la culture aujourd’hui. À côté du renouvellement
constant de la production artistique, un bouleversement profond concerne ce
qu’il est convenu d’appeler désormais « l’économie de la culture », qui
amplifie et complexifie cette relation à la fois intime et conflictuelle de
l’art avec la totalité économique et sociale, cette totalité qui l’englobe et
qu’en retour il considère. Depuis longtemps, les arts, et certains plus que
d’autres, sont aux prises avec les transformations des forces productives et du
mode de produc- tion dans son ensemble, ainsi qu’avec l’expansion du marché
capitaliste. Mais désormais, la culture et les savoirs en général sont aussi
partie intégrante d’un capitalisme en crise, qui tente de s’y régénérer et
s’emploie à y étendre et à y reproduire sa logique propre. Dans le même temps,
ces activités restent par définition en partie étrangères – voire hostiles – à
leur colonisation capitaliste intégrale : de nouvelles formes de résistance y
naissent, qui renouvellent la question de l’engagement, la reconstruisant
notamment au point précis où l’œuvre rencontre son double monétaire, qui la
hante et l’interroge. Représentation d’un monde où règne la valeur et
représentation de la valeur partie à l’assaut du monde se font puissamment
écho.
Toutes ces raisons combinées modifient en profondeur le
paysage artistique contemporain en même temps que les réflexions théoriques
qu’il suscite et qui l’habitent. Car si l’art est une activité sociale, il est
logique qu’il soit traversé par les mêmes contradictions que toutes les autres
activités humaines, s’y déployant de façon par définition spécifique. On oublie
aussi trop souvent que la réflexion sur l’art est d’abord le fait des artistes
eux-mêmes, une telle réflexion faisant pleinement partie, parfois, de leur
production artistique. La confrontation de l’artiste à la loi de la valeur et à
la circulation marchande fournit l’occasion par excellence d’une telle réflexion
de l’art sur lui-même et sur le monde. Il est frappant que nombre d’œuvres
plastiques, installations, films de fiction ou documentaires, travaux
photographiques, vidéos, etc., pour s’en tenir aux arts visuels, s’emparent
aujourd’hui de la question de leur place, de leur statut, de leur réception et
de leur impact, de leur mode de financement et de diffusion, prenant le relais
d’une réflexion ancienne de certains artistes sur ces questions. Le projet de
ce livre est de suivre cette mince ligne de crête, d’où se découvre un large
paysage.
Ainsi, si l’on y prête attention, cette rencontre entre
l’art et la richesse est ancienne et persistante, ponctuant l’histoire de l’art
d’œuvres rares qui s’apparient et dialoguent. Depuis longtemps, l’art s’est
confronté à la richesse, à son accumulation et à sa reproduction, dans la
mesure où il participe à l’élaboration collective de significations, à la
légitimation ou à la dénonciation des rapports sociaux existants. C’est d’abord
l’or, et plus généralement les métaux précieux, que rencontre l’œuvre, jusqu’à
aujourd’hui1. L’or se présente d’abord comme élément constitutif, complexe, à
la fois matériau de l’œuvre et symbole, signe de la richesse et miroitement
fascinant. À partir de la Renaissance, certaines œuvres s’empareront aussi de
la monnaie, des lettres de change et du spectacle de leur manipulation. Jouant
avec l’image de la richesse et de la réussite sociale, elles mettent en abîme
la valeur et procèdent à la critique de la marchandise, critique d’autant plus
acérée que l’œuvre se sait elle-même objet de valeur et marchandise. Dans le
monde contemporain, de telles œuvres se font le foyer de contradictions
fondamentales, entre patrimoine commun et appropriation privative,
développement et mutilation des individus, soumission et résistance au capital.
Car c’est bien le capital, et non pas la seule logique marchande qui est en
cause. Objets de spéculation, pures réserves de valeur ou produits élaborés
comme tels, les œuvres risquent-elles de s’abolir en tant qu’interventions
critiques, et cela dès le moment de leur élaboration ? Les artistes peuvent-ils échapper à cette
logique globale ou doivent-ils l’affronter avec leurs moyens propres ? De
telles questions sont nôtres et elles renouvellent la réflexion de l’art et sur
l’art, par-delà les frontières traditionnelles de l’esthétique.
Sans jamais prétendre généraliser à l’histoire de l’art ni à l’art contemporain les hypothèses présentées ici, ce fil thématique qui confronte les formes de l’art à celles de la valeur se révèle apte à formuler ces questions neuves, tant sur le terrain de la création que sur celui du combat contre le capitalisme. Ce fil met également en évidence l’activité créatrice comme activité sociale, sans le moins du monde en effacer la dimension individuelle. Selon cet angle de vue, c’est alors avec le travail productif que l’art voisine, contraint de se soumettre lui aussi à la loi de la valeur, permettant l’extorsion de plus-value dès lors que l’industrie culturelle s’appuie sur le travail salarié et impose ses critères de la rentabilité. Sur ce plan, la contradiction est vive, là encore, entre une activité qui revendique et protège son autonomie – fut-elle relative et parfois fantasmée – et son annexion à un fonctionnement capitaliste qui y déploie ses règles, ajoutant à l’obsession du taux de profit l’aura de générosité pure et de haute culture du mécène. C’est pourquoi les artistes sont et ne sont pas des travailleurs comme les autres, attisant la contradiction entre appropriation capitaliste et partage de la richesse commune, entre volonté individuelle d’autonomie et projet collectif d’émancipation. De telles questions débordent le secteur de l’art pour concerner la société tout entière.
Pour toutes ces raisons, qui complexifient aujourd’hui la question
de l’art et de la culture, et afin d’éviter aussi bien toute élaboration
esthétique extérieure à la création artistique que la simple description d’un
état des lieux, il semblait plus pertinent de mettre en relation et à parité le
propos de certaines œuvres avec cette autre façon de se confronter au réel, la
critique de l’économie politique. Ce parallèle n’implique aucune réduction, on
l’a dit, et il vise aussi à éviter toute sectorisation du réel et des formes de
conscience qui en font partie. Précisons que l’expression de « critique de
l’économie politique » désigne et résume l’apport propre de Marx : un savoir du
capitalisme qui inclut le projet de sa transformation révolutionnaire et,
réciproquement, un projet révolutionnaire qui se noue aux savoirs et à un
processus d’émancipation individuelle et collective qui est son but en même
temps que sa condition. Cette dynamique, difficile, incertaine, implique la
politisation des contradictions essentielles de ce mode de production. La
critique de l’économie politique inclut donc, elle aussi, la réflexion sur ses
effets, à travers l’analyse de ses conditions de possibilités et à travers les
mobilisations qu’elle irrigue et qui la nourrissent. Là aussi, la réception est
active et la création partagée.
Ainsi joints par des points de croisement nombreux,
s’entretissant sans se confondre, ces deux axes permettent de mettre en
évidence les moments exceptionnels où l’artiste s’efforce de définir et de
penser sa place dans le monde de la production et de l’échange et, ce faisant,
théorise l’activité artistique sans pour autant construire de discours
spécialisé extérieur aux œuvres qu’il produit. Loin de l’opposition entre art
et discours sur l’art, quelles qu’en soient les variantes, laisser parler les
œuvres c’est bien entendu les faire parler à la fois d’elles-mêmes et de
l’activité artistique qui leur donne naissance. Cette opération de production
et d’invention tend toujours, par définition, à s’évanouir derrière l’œuvre
achevée, cet effa- cement du processus redoublant l’énigme de la marchandise
qui à sa façon aussi révèle et occulte le travail vivant dont elle résulte.
C’est pourquoi l’analyse de quelques œuvres précises s’impose, sélectionnées
parmi le grand nombre de celles qui témoignent d’une telle réflexion. En
choisissant quelques cas particuliers, on s’intéressera ici à ce qu’il est
convenu d’appeler les arts plastiques au sens large de l’expression, englobant
des objets funéraires ou religieux, les fresques, les icônes sur bois ou la
peinture de chevalet mais aussi les installations contemporaines et les images
filmées, qu’il s’agisse de documentaires ou d’œuvres de fiction. Dans tous les
cas, rejeter le principe univoque de la figuration comme axe de l’analyse vise
à mieux souligner la dialectique de la représentation, en la nouant à l’analyse
marxiste de la représentation de la richesse et de la monnaie qui déploie
précisément une telle dialectique et rénove radicalement ce vieux mais
irremplaçable concept de représentation, bien loin de son lieu de naissance
philosophique.
Le premier chapitre aborde les thèses de Marx concernant
l’activité artistique en tant qu’elle est prise dans la totalité économique et
sociale mais y échappe pourtant, l’analyse de Marx ne se constituant jamais en
esthétique spécialisée, alors même que son tout premier projet est un essai sur
l’art chrétien. Tout au long de son œuvre ultérieure, il ne cessera de
confronter des formes distinctes de développement individuel, reliées de façon
complexe au mode de production capitaliste et à la perspective communiste.
Les deuxième et troisième chapitres s’arrêtent sur des
œuvres et des moments précis de l’histoire de l’art, en les mettant en relation
avec l’or et le métal précieux comme matériaux de l’œuvre, mais aussi avec la
représentation monétaire et avec le capital, à partir du moment où ce dernier
commence à imposer sa domination et à étendre sa logique. Au cours de cette
histoire longue, certains artistes tentent de s’emparer de ce qui est à la fois
condition de leur activité et menace sur une autonomie jamais acquise, la
réflexion de l’œuvre sur elle-même devenant la condition de son ouverture au
monde et le moyen, parfois, d’une intervention spécifique.
Le quatrième chapitre s’arrête sur l’économie de la culture
et de la connaissance, afin de prolonger sur le terrain de la critique de
l’économie politique contemporaine cette enquête qui porte sur la question de
la valeur et sur la façon dont certaines œuvres, en s’y affrontant, se
confrontent à leur définition même. Le débat qui voit s’affronter les thèses du
capitalisme cognitif, celles du courant néoclassique et des travaux
d’orientation marxiste, présente des dimensions larges et multiples, qui
articulent les préoccupations économiques et sociales à leur portée politique
et anthropologique constitutives. Les analyses qui s’élaborent sur ce terrain retournent aussitôt, aux
artistes contemporains comme aux spectateurs, le problème renouvelé de
l’engagement.
1 Katy
Siegel, Paul Mattick, Argent, Paris, Thames et Hudson, 2004 ; Anne-Marie
Charbonneaux, L’or dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2010.
Sommaire
Introduction :
Art, politique et critique de l’économie politique
1. Art et travail :
Marx et la critique de l’esthétique
Un art prussien, les Nazaréens
Art et aliénation : l’esquisse d’une critique de l’esthétique
L’art du communisme
2. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres
Les masques de Mycènes
Les icônes byzantines
L’art flamand : la monnaie mise en perspective
La représentation en question
3. Art et
capitalisme : une autre critique de l’économie politique
L’art monétisé
Cinéma et audiovisuel : images serves, images réfléchies
L’argent au cinéma : quatre études de films
4. Culture et
capitalisme : du paradoxe à la contradiction
Des images de prix
L’économie politique de la culture
Arts, savoirs, capitalisme
Conclusion : Un nouvel art engagé ?Culture numérique et capitalisme
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