“Tres pasiones, simples, pero abrumadoramente intensas, han gobernado mi vida: el ansia de amor, la búsqueda del conocimiento y una insoportable piedad por los sufrimientos de la humanidad. Estas tres pasiones, como grandes vendavales, me han llevado de acá para allá, por una ruta cambiante, sobre un profundo océano de angustia, hasta el borde mismo de la desesperación” — Bertrand Russell

9/11/13

L’Or des Images | Art - Monnaie - Capital

  • Avec l’aimable accord de l’éditeur, nous publions l’introduction et la table des matières de cet ouvrage
Isabelle Garo  |  Au premier abord, le propos de cet ouvrage peut surprendre. Il s’agit ici de mettre en relation deux réalités qu’en principe tout oppose ou dont la rencontre reste hautement problématique : l’art et la richesse économique sous diverses formes –or, monnaie, capital. Circonstance aggravante, il s’agit par ce biais de proposer une approche marxiste de l’activité artistique, alors qu’une telle approche existe déjà, sur un tout autre mode, qu’elle soit constituée en esthétique théorique, prenant la forme d’une analyse critique de la culture, ou encore inspirant voire codifiant des œuvres. Du côté de cette tradition, des théorisations diverses et parfois incompatibles ont vu le jour au cours du xxe siècle, dont il ne faut mésestimer ni les acquis ni les limites – voire les impasses – et qu’il importe de renouveler. Le défi qu’affronte le marxisme contemporain se présente donc aussi sur ce terrain : proposer une analyse d’ensemble de la réalité économique et sociale contemporaine, ne séparant pas des secteurs de recherche selon les segmentations académiques, mais ne réduisant pas non plus la « production » artistique à une base
économique et sociale. Il s’agit en outre de prendre en considération la visée politique et critique des artistes qui la revendiquent, sans la plaquer de l’extérieur sur leurs œuvres.

Foto: Isabelle Garo
À ces exigences s’ajoute bien sûr la prise en compte de la situation même de l’art et de la culture aujourd’hui. À côté du renouvellement constant de la production artistique, un bouleversement profond concerne ce qu’il est convenu d’appeler désormais « l’économie de la culture », qui amplifie et complexifie cette relation à la fois intime et conflictuelle de l’art avec la totalité économique et sociale, cette totalité qui l’englobe et qu’en retour il considère. Depuis longtemps, les arts, et certains plus que d’autres, sont aux prises avec les transformations des forces productives et du mode de produc- tion dans son ensemble, ainsi qu’avec l’expansion du marché capitaliste. Mais désormais, la culture et les savoirs en général sont aussi partie intégrante d’un capitalisme en crise, qui tente de s’y régénérer et s’emploie à y étendre et à y reproduire sa logique propre. Dans le même temps, ces activités restent par définition en partie étrangères – voire hostiles – à leur colonisation capitaliste intégrale : de nouvelles formes de résistance y naissent, qui renouvellent la question de l’engagement, la reconstruisant notamment au point précis où l’œuvre rencontre son double monétaire, qui la hante et l’interroge. Représentation d’un monde où règne la valeur et représentation de la valeur partie à l’assaut du monde se font puissamment écho.

Toutes ces raisons combinées modifient en profondeur le paysage artistique contemporain en même temps que les réflexions théoriques qu’il suscite et qui l’habitent. Car si l’art est une activité sociale, il est logique qu’il soit traversé par les mêmes contradictions que toutes les autres activités humaines, s’y déployant de façon par définition spécifique. On oublie aussi trop souvent que la réflexion sur l’art est d’abord le fait des artistes eux-mêmes, une telle réflexion faisant pleinement partie, parfois, de leur production artistique. La confrontation de l’artiste à la loi de la valeur et à la circulation marchande fournit l’occasion par excellence d’une telle réflexion de l’art sur lui-même et sur le monde. Il est frappant que nombre d’œuvres plastiques, installations, films de fiction ou documentaires, travaux photographiques, vidéos, etc., pour s’en tenir aux arts visuels, s’emparent aujourd’hui de la question de leur place, de leur statut, de leur réception et de leur impact, de leur mode de financement et de diffusion, prenant le relais d’une réflexion ancienne de certains artistes sur ces questions. Le projet de ce livre est de suivre cette mince ligne de crête, d’où se découvre un large paysage.

Ainsi, si l’on y prête attention, cette rencontre entre l’art et la richesse est ancienne et persistante, ponctuant l’histoire de l’art d’œuvres rares qui s’apparient et dialoguent. Depuis longtemps, l’art s’est confronté à la richesse, à son accumulation et à sa reproduction, dans la mesure où il participe à l’élaboration collective de significations, à la légitimation ou à la dénonciation des rapports sociaux existants. C’est d’abord l’or, et plus généralement les métaux précieux, que rencontre l’œuvre, jusqu’à aujourd’hui1. L’or se présente d’abord comme élément constitutif, complexe, à la fois matériau de l’œuvre et symbole, signe de la richesse et miroitement fascinant. À partir de la Renaissance, certaines œuvres s’empareront aussi de la monnaie, des lettres de change et du spectacle de leur manipulation. Jouant avec l’image de la richesse et de la réussite sociale, elles mettent en abîme la valeur et procèdent à la critique de la marchandise, critique d’autant plus acérée que l’œuvre se sait elle-même objet de valeur et marchandise. Dans le monde contemporain, de telles œuvres se font le foyer de contradictions fondamentales, entre patrimoine commun et appropriation privative, développement et mutilation des individus, soumission et résistance au capital. Car c’est bien le capital, et non pas la seule logique marchande qui est en cause. Objets de spéculation, pures réserves de valeur ou produits élaborés comme tels, les œuvres risquent-elles de s’abolir en tant qu’interventions critiques, et cela dès le moment de leur élaboration ? Les artistes peuvent-ils échapper à cette logique globale ou doivent-ils l’affronter avec leurs moyens propres ? De telles questions sont nôtres et elles renouvellent la réflexion de l’art et sur l’art, par-delà les frontières traditionnelles de l’esthétique.

Sans jamais prétendre généraliser à l’histoire de l’art ni à l’art contemporain les hypothèses présentées ici, ce fil thématique qui confronte les formes de l’art à celles de la valeur se révèle apte à formuler ces questions neuves, tant sur le terrain de la création que sur celui du combat contre le capitalisme. Ce fil met également en évidence l’activité créatrice comme activité sociale, sans le moins du monde en effacer la dimension individuelle. Selon cet angle de vue, c’est alors avec le travail productif que l’art voisine, contraint de se soumettre lui aussi à la loi de la valeur, permettant l’extorsion de plus-value dès lors que l’industrie culturelle s’appuie sur le travail salarié et impose ses critères de la rentabilité. Sur ce plan, la contradiction est vive, là encore, entre une activité qui revendique et protège son autonomie – fut-elle relative et parfois fantasmée – et son annexion à un fonctionnement capitaliste qui y déploie ses règles, ajoutant à l’obsession du taux de profit l’aura de générosité pure et de haute culture du mécène. C’est pourquoi les artistes sont et ne sont pas des travailleurs comme les autres, attisant la contradiction entre appropriation capitaliste et partage de la richesse commune, entre volonté individuelle d’autonomie et projet collectif d’émancipation. De telles questions débordent le secteur de l’art pour concerner la société tout entière.

Pour toutes ces raisons, qui complexifient aujourd’hui la question de l’art et de la culture, et afin d’éviter aussi bien toute élaboration esthétique extérieure à la création artistique que la simple description d’un état des lieux, il semblait plus pertinent de mettre en relation et à parité le propos de certaines œuvres avec cette autre façon de se confronter au réel, la critique de l’économie politique. Ce parallèle n’implique aucune réduction, on l’a dit, et il vise aussi à éviter toute sectorisation du réel et des formes de conscience qui en font partie. Précisons que l’expression de « critique de l’économie politique » désigne et résume l’apport propre de Marx : un savoir du capitalisme qui inclut le projet de sa transformation révolutionnaire et, réciproquement, un projet révolutionnaire qui se noue aux savoirs et à un processus d’émancipation individuelle et collective qui est son but en même temps que sa condition. Cette dynamique, difficile, incertaine, implique la politisation des contradictions essentielles de ce mode de production. La critique de l’économie politique inclut donc, elle aussi, la réflexion sur ses effets, à travers l’analyse de ses conditions de possibilités et à travers les mobilisations qu’elle irrigue et qui la nourrissent. Là aussi, la réception est active et la création partagée.

Ainsi joints par des points de croisement nombreux, s’entretissant sans se confondre, ces deux axes permettent de mettre en évidence les moments exceptionnels où l’artiste s’efforce de définir et de penser sa place dans le monde de la production et de l’échange et, ce faisant, théorise l’activité artistique sans pour autant construire de discours spécialisé extérieur aux œuvres qu’il produit. Loin de l’opposition entre art et discours sur l’art, quelles qu’en soient les variantes, laisser parler les œuvres c’est bien entendu les faire parler à la fois d’elles-mêmes et de l’activité artistique qui leur donne naissance. Cette opération de production et d’invention tend toujours, par définition, à s’évanouir derrière l’œuvre achevée, cet effa- cement du processus redoublant l’énigme de la marchandise qui à sa façon aussi révèle et occulte le travail vivant dont elle résulte. C’est pourquoi l’analyse de quelques œuvres précises s’impose, sélectionnées parmi le grand nombre de celles qui témoignent d’une telle réflexion. En choisissant quelques cas particuliers, on s’intéressera ici à ce qu’il est convenu d’appeler les arts plastiques au sens large de l’expression, englobant des objets funéraires ou religieux, les fresques, les icônes sur bois ou la peinture de chevalet mais aussi les installations contemporaines et les images filmées, qu’il s’agisse de documentaires ou d’œuvres de fiction. Dans tous les cas, rejeter le principe univoque de la figuration comme axe de l’analyse vise à mieux souligner la dialectique de la représentation, en la nouant à l’analyse marxiste de la représentation de la richesse et de la monnaie qui déploie précisément une telle dialectique et rénove radicalement ce vieux mais irremplaçable concept de représentation, bien loin de son lieu de naissance philosophique.
Le premier chapitre aborde les thèses de Marx concernant l’activité artistique en tant qu’elle est prise dans la totalité économique et sociale mais y échappe pourtant, l’analyse de Marx ne se constituant jamais en esthétique spécialisée, alors même que son tout premier projet est un essai sur l’art chrétien. Tout au long de son œuvre ultérieure, il ne cessera de confronter des formes distinctes de développement individuel, reliées de façon complexe au mode de production capitaliste et à la perspective communiste.

Les deuxième et troisième chapitres s’arrêtent sur des œuvres et des moments précis de l’histoire de l’art, en les mettant en relation avec l’or et le métal précieux comme matériaux de l’œuvre, mais aussi avec la représentation monétaire et avec le capital, à partir du moment où ce dernier commence à imposer sa domination et à étendre sa logique. Au cours de cette histoire longue, certains artistes tentent de s’emparer de ce qui est à la fois condition de leur activité et menace sur une autonomie jamais acquise, la réflexion de l’œuvre sur elle-même devenant la condition de son ouverture au monde et le moyen, parfois, d’une intervention spécifique.

Le quatrième chapitre s’arrête sur l’économie de la culture et de la connaissance, afin de prolonger sur le terrain de la critique de l’économie politique contemporaine cette enquête qui porte sur la question de la valeur et sur la façon dont certaines œuvres, en s’y affrontant, se confrontent à leur définition même. Le débat qui voit s’affronter les thèses du capitalisme cognitif, celles du courant néoclassique et des travaux d’orientation marxiste, présente des dimensions larges et multiples, qui articulent les préoccupations économiques et sociales à leur portée politique et anthropologique constitutives. Les analyses qui s’élaborent sur ce terrain retournent aussitôt, aux artistes contemporains comme aux spectateurs, le problème renouvelé de l’engagement.

1 Katy Siegel, Paul Mattick, Argent, Paris, Thames et Hudson, 2004 ; Anne-Marie Charbonneaux, L’or dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2010.


Sommaire

Introduction : Art, politique et critique de l’économie politique

1. Art et travail : Marx et la critique de l’esthétique
Un art prussien, les Nazaréens
Art et aliénation : l’esquisse d’une critique de l’esthétique
L’art du communisme
 2. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres
Les masques de Mycènes
Les icônes byzantines
L’art flamand : la monnaie mise en perspective
La représentation en question
 3. Art et capitalisme : une autre critique de l’économie politique
L’art monétisé
Cinéma et audiovisuel : images serves, images réfléchies
L’argent au cinéma : quatre études de films
 4. Culture et capitalisme : du paradoxe à la contradiction
Des images de prix
L’économie politique de la culture
Arts, savoirs, capitalisme
Culture numérique et capitalisme
Conclusion : Un nouvel art engagé ?